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07/11/2014

Dix ans de plus

Dix ans de plus !

 

Camille Valleix

 

J’ai fait cette nuit un rêve terrifiant.

 

Je m’étais endormi après avoir lu quelques contes de Grimm ; ils ne se terminent pas tous bien pour les héros. Je ne sais pas si mon cauchemar avait à faire avec ces lectures, en tout cas, il commençait de la même manière. Je partais faire une promenade en forêt - là encore, y a-t-il un rapport avec l’étude que j’ai faite hier du guide de la nature en France ? Je suis malheureux de ne pas savoir reconnaître les arbres, distinguer un frêne d’un hêtre, un épicéa d’un pin sylvestre. Je suis donc parti me promener en forêt et il est vrai que je m’attachais à la contemplation des arbres.

 

Je me suis rendu compte que l’obscurité était là quand j’ai vraiment commencé à ne plus bien voir. J’ai trouvé cela curieux parce que nous étions en pleine journée. J’ai levé la tête, pour constater que le plafond des nuages était très bas et noir. Il était temps que je revienne sur mes pas, parce que, évidemment, je n’avais pas pris de lampe torche. J’ai fait demi-tour et là !

 

Je me suis trouvé nez à nez avec un molosse tout blanc, la salive coulant sur ses babines retroussées. Mon cœur s’est mis à battre la chamade. J’étais seul face à cette brute, sans rien pour me défendre. Avant que j’aie pu faire le moindre geste il bondissait sur moi et me saisissait à la gorge. Sous le poids de l’attaque je me suis retrouvé couché par terre. J’ai ressenti une douleur intense à la gorge, je me débattais sans succès. Le souffle me manquait. Immobilisé par le poids du molosse, ses crocs plantés dans ma gorge, je savais que ma dernière heure avait sonné. J’ai eu une pensée pour mes enfants. Une prière m’est venue aux lèvres : « Père… »

 

C’est à ce moment que je me suis réveillé, j’ai fait un bond dans mon lit, le souffle coupé, la poitrine complètement prise, le cœur prêt à exploser. J’ai enfin réussi à prendre une grande inspiration. J’ai porté les mains à ma gorge et, dans la pénombre de ma chambre, j’ai cherché les traces de sang. Rien. Sauf la sueur, qui avait coulé jusque dans mon cou. Il m’a fallu quelques longues secondes pour reprendre mes esprits – Non, Yvon, tu n’es pas mort, c’était un cauchemar ! – et quelques minutes pour que mes battements cardiaques retrouvent un rythme supportable. Je me suis levé pour me passer une serviette sur la figure et sur le torse. Je tremblais encore.

 

Vous comprenez, j’ai quatre-vingt-cinq ans et même si ma tension ne dépasse pas les normes à mon âge – je suis habituellement à 15 / 9 – j’imagine sans peine que cet affolement de mon cœur présentait un risque – jusqu’à combien de pulsations est-il monté ? cent cinquante ? cent soixante ? Il battait comme un fou dans ma poitrine.

 

Bien sûr, j’étais complètement réveillé et j’avais tellement peur que le cauchemar revienne que je ne n’avais même pas envie de chercher le sommeil. J’ai pris une douche tiède, puis suis allé m’asseoir dans mon Voltaire. J’ai essayé de commencer une grille de Sudoku mais mon esprit était trop troublé, les images du cauchemar revenaient sans cesse, le molosse qui bondissait ! Je voyais sa gueule effrayante, ses babines rouges découvrant des crocs mortels. Il m’a fallu agiter la tête à plusieurs reprises, me lever et marcher pour me débarrasser de ces visions. Au bout d’une heure quand même, j’allais beaucoup mieux et me sentais prêt à rejoindre mon lit. Effectivement, je me suis rendormi et ne me suis réveillé qu’à 9 heures ce matin, ce qui est inhabituel chez moi qui suis plutôt matinal. Je suis en train de prendre mon petit déjeuner en me demandant ce qui a pu déclencher un cauchemar pareil. Bof, ça arrive, mais j’ai beaucoup de choses à faire aujourd’hui, il ne faut pas que je traîne.

 

Le fait est que j’ai pris l’habitude, sur les conseils de mon toubib, de faire une heure de marche rapide chaque jour… enfin, rapide, autant que je le peux, je ne suis pas un sportif de haut niveau ! J’ai la chance d’habiter dans un lieu tranquille avec un parc à proximité. J’ai juste à parcourir une centaine de mètres avant d’être dans la nature. Je m’habille pour sortir, un anorak bien chaud, mon Stenson – ça, c’est un petit caprice ! – des gants. Je vais jeter un coup d’œil au-dehors : le sol est détrempé, je vais mettre mes chaussures de marche.

 

Voilà, je suis prêt, le chapeau sur la tête, ma canne à la main. Ma canne aussi, c’est un caprice, je n’en ai pas besoin ; je l’ai dégottée chez un antiquaire, elle est faite de joncs tressés autour d’une solide armature métallique. Je ferme la porte à double tour derrière moi et descends l’étage par l’escalier. Il fait frisquet, j’enfile mes gants et remonte la rue jusqu’à l’entrée du parc.

 

Un pincement au cœur en pénétrant dans le parc : Et si… Je fais un tour d’horizon du regard en me traitant de con ! Cela étant, il n’y a pas grand monde ce matin. Il est vrai qu’on est en semaine et que les joggeurs du dimanche sont au boulot.

 

Bon, là ce sont des châtaigniers, facile… Les arbustes, je n’ai pas encore étudié ; je me demande quand même ce que ce buis isolé fait là. J’ai décidé d’aller jusqu’à la corniche d’où l’on a une si belle vue sur la vallée de la Seine et, si je veux observer des arbres, de prendre un sentier plutôt que la grande allée.

 

J’ai soudain l’impression que je ne suis pas seul. Il y a quelqu’un à proximité, j’en mettrais ma main au feu. Je m’arrête et examine mon environnement. Je sursaute… quelqu’un me parle : «  Alors, tu n’as pas tenu compte de mon avertissement. Tu es gonflé ! »

 

Il est là, appuyé contre un arbre, avec un bizarre accoutrement : une coiffe comme celle que portait Louis XI, une grande cape toute noire… avec l’intérieur rouge. Son visage… ce qui me saute aux yeux tout de suite, c’est la barbiche et le regard, d’un bleu intense : Maurice Béjart ! Il me regarde avec un sourire ironique : « C’est gentil de venir à ma rencontre, ça m’évite le déplacement ». Son ricanement me donne des picotements dans le dos. Il se déplace en glissant, sans que ses pieds touchent le sol, et se tient là, à quelques pas de moi. « Tu connais mon assistant ? » me dit-il… et je vois débouchant de derrière son dos… un molosse blanc… comme dans mon cauchemar ! Je sens que je déglutis. Il ajoute : « Je croyais bien t’attraper cette nuit. » J’ai envie de crier, d’appeler à l’aide mais aucun son ne sort de ma bouche. Il fait un geste de la main en s’adressant au chien : « Va, fais ton travail ». Le chien grogne, se ramasse et se précipite sur moi. Il bondit, je vois sa masse emplir mon espace visuel. J’ai un réflexe, je saisis ma canne à deux mains, la pointe en direction de la bête et me penche vers l’avant pour supporter le choc. Je manque tomber à la renverse. La gueule affreuse de l’animal est passée tout près de ma tête. Je retrouve mon équilibre. Il est là, à deux mètres. Cette fois-ci j’attends l’assaut avec toutes les forces dont je dispose. Il bondit de nouveau, je vois la gueule, les babines retroussées, la salive qui coule, les crocs acérés. Je vise et de tout mon poids, me servant de ma canne comme d’une lance, je reçois le choc. Je me retrouve à terre, le corps du molosse sur moi. Je pense que c’est foutu… C’est trop bête, je vais manquer mes rendez-vous et je ne peux pas prévenir mes amis… mais il ne bouge pas. Je ne comprends pas pourquoi… les animaux qui sont attrapés par les fauves savent aussi qu’ils vont mourir quand ils commencent à les dévorer alors qu’ils sont encore vivants. Il ne bouge toujours pas, il m’aurait déjà tué… Je le bascule sur le côté. Oh ! le choc ! Ma canne lui est entrée dans la gueule et ressort par le crâne. Il est inerte, il est mort.

 

Mes vieux os en ont pris un coup. Il me faut quelques contorsions pour me remettre à quatre pattes d’abord, puis debout. Je reste là, pantois, ahuri, hébété. Le chien est là… et, en levant les yeux je vois le personnage. Il a l’air de ne pas y croire. Son regard va du molosse à moi. Soudain, il éclate de rire et s’exclame en se tapant les cuisses des deux mains. « Ah ! Eh bien ça, c’est bien la première fois qu’on m’échappe deux fois ! » Il rit comme un damné puis, se ressaisissant « Bon, ce n’est pas tout ça, j’ai encore du pain sur la planche, un de perdu, dix de trouvés ». Comme je reste là, la bouche ouverte, il me jette un regard où je lis de la tendresse, oui, comme de la tendresse et il ajoute : « Toutes mes félicitations ! Décidément, tu as encore de la ressource. Pour ta peine, je te donne encore dix ans de vie. Je reviendrai te chercher dans dix ans ». Ses yeux lancent des éclairs. Il retire sa coiffe – je vois les deux petites cornes rouges qui pointent –, s’incline, me fait une révérence et disparaît. Il disparaît, je n’en crois pas mes yeux. Et l’autre, le molosse ?… Il n’est plus là non plus ! Ce n’est pas possible, je n’ai pas rêvé ! Je balaye les environs du regard, il n’y a personne, tout juste ma canne par terre. Je me penche pour la ramasser… elle est pleine de sang. D’ailleurs il y a une grande tache de sang sur le sol ! Et ma canne ! Il m’était bien venu à l’idée qu’elle pourrait être une arme de combat ! Je ne me déplacerai plus sans elle ! Je l’approche de mon visage… et l’embrasse.

 

Je me tâte, j’ai l’impression que mes os sont brisés, comme si un autobus m’était passé sur le corps. Mon anorak et mon pantalon sont tout salis ; j’en essuie les feuilles. Comme plus rien ne se passe, je retourne sur mes pas, en m’appuyant sur ma canne ; je suis tellement rompu. On voit comme en plein jour… Mais nous sommes en plein jour ! S’il y avait eu une éclipse solaire, je l’aurais su… J’en suis là quand je me rends brutalement compte que j’ai très chaud. Ce doit être le contrecoup… mais le contrecoup de quoi ? Qui me croira si je raconte cette histoire ? Mon Dieu… mais au fait, dix ans de plus, c’est toujours bon à prendre !

 

 

 

Combronde, le 15 janvier 2013 

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